Mes pas m’ont mené au beau milieu d’un vieux port oublié, non loin de Heara. L’atmosphère qui y règne est lugubre au possible. Les passants sont tous aussi louches les uns que les autres. Ajoutons à cela une pluie diluvienne, c’est tout simplement l’endroit rêvé pour faire escale. Sincèrement, ce n’était pas tout à fait ce que j’avais en tête en acceptant de me joindre au convoi de marchands. Je n’aurais pas cru qu’ils se rapprocheraient autant de la capitale, ni qu’ils viendraient se perdre dans ce village malfamé. Si j’avais su, j’aurais gentiment attendu qu’une autre série de caravanes se pointe pour partir dans la direction opposée. Ce n’est pas que je n’aime pas la capitale, mais je n’ai pas vraiment une bonne réputation. Alors se risquer, même juste aux abords, pourrait être une très mauvaise idée en sachant que ma tête est affichée dans pas mal de petits villages avec écrit dessus “voyou” “escroc” ou encore “sale gamin”... Je sais… Je vaux de l’or… Pourtant, je suis pauvre à en crever. Ironie du sort, bonjour. Ou bonsoir, vu l’heure tardive.

Artist : Livia Radman

Je marche dans les allées sombres, ma capuche cachant la majeure partie de mon visage. Mon katana fait un bruit de cliquetis contre mes gardes jambes à chacun de mes pas. C’est un bruit familier qui me rassure dans cet endroit malaisant. Je finis par trouver un bar un peu miteux et m’engouffre à l’intérieur. Je rabats ma capuche et secoue ma cape plus pour la forme, car elle est irrémédiablement trempée. Cela va prendre une éternité à sécher, au moins il ne fait pas trop froid dans ce trou.

Il y a pas mal de monde ce soir, on dirait. La pluie bat violemment contre les vieilles fenêtres de la bâtisse dans laquelle je me suis terré et les cris éraillés des soûlards retentissent dans toute leur splendeur. Une belle ambiance, quoi. C’est l’endroit parfait pour se détendre et se fondre dans la masse. Je me fraie un chemin et me trouve une petite place au bar.

La liqueur de Fritul, il n’y a que ça de vrai pour bien se saouler la gueule. C’est triste me dirait certains de se retrouver affaler comme ça à un bar quand on a 21 ans. Enfin à peu près, car je ne connais pas ma date de naissance. J’ai réussi à chaparder une bourse de Kraken à un vieux bouffon de riche ce matin avant de monter à bord du convoi. Ça se fête ! Je lance un regard un peu vitreux au barman et lève la main pour me faire servir un verre. Je crois… que je suis un peu accro à cette boisson alcoolisée. Celui qui a inventé ce délice mérite une médaille ! Le verre vient se glisser entre mes doigts et un sourire un peu niais s’étire sur mon visage avant de le porter à mes lèvres. L’amertume délicieusement sucrée, mélangée au brûlant de l'alcool, est juste exquis ! Ce n’est donc pas surprenant que je les enchaîne, tout en les savourant silencieusement.

Je me demande… Si j’ai assez de Krakens pour me payer tous les verres que j’ai déjà descendus. Bah, c’est une question pour plus tard, au pire, je devrais arriver à trouver une personne assez éméchée pour extorquer quelques pièces. Enfin, si j’y arrive dans mon état actuel… C’est vrai que je commence à bien sentir l’effet de l’alcool au bout du cinquième verre. Sixième, si je compte celui que je suis en train de boire.

Une bagarre dans un recoin attire le regard de tous, le temps de quelques secondes. C’est chose habituelle dans ce genre d’endroit, on y échange des coups de poings autant qu’on y boit de verres. Je retiens un ricanement lorsqu’un des gorilles derrière le comptoir, attrape l’un des deux fouteurs de trouble et le jette dehors sans la moindre cérémonie. Comment il déduit lequel balancer dehors ? Aucune idée. Probablement qu’il s’empare du premier venu. En fait, je ne désire pas trop tenter l’expérience pour en avoir le cœur net. Je préfère de loin passer inaperçu, tel une ombre qui se faufile le long des murs. Mon existence est un vrai désastre, mais je survis.

Je fronce les sourcils en me faisant bousculer par une petite femme un peu trop joviale à mon gout. Encore un peu et je renverse mon verre. Ils ont quoi les gens à empiéter sur l’espace personnel des autres… Je n’ai qu’un mot pour décrire cette femme, envahissante ! Pourtant, malgré mon état d’ébriété, ainsi que ma mauvaise humeur sous-jacente, je lui offre un sourire affable et fait signe au barman de nous servir tous deux un nouveau verre de liqueur. Les deux shots glissent dans notre direction rapidement. Je fais tourner mon verre entre mes doigts tout en détaillant rapidement ma voisine. Décidément, son accoutrement déteint fortement dans cet endroit absolument miteux. C’est limite de la provocation de se pointer dans un bar rempli de brutes et crève la dalle dans cette tenue. Le mec derrière elle bave presque ouvertement en voyant le haut de sa cuisse au travers de sa jupe plissée. Je détourne le regard de sa silhouette et fixe l’étagère en face de moi. Les bouteilles s’y amassent sur un tas de poussière poisseuse et des cafards se baladent d’un côté à l’autre sans la moindre gêne. Sans que personne y prête attention, bien évidemment… Même le comptoir, délabré et usé, est recouvert d’une substance collante. Probablement un mélange entre boissons renversées et le contenu peu ragoûtant des estomacs de soulard qui ne tiennent pas leur alcool. Vaut mieux ne pas s’attarder sur la question en fait. Je réprime un frisson désagréable tout en sirotant mon huitième verre.

Le bar empeste la sueur et la pisse. Si ce n’était pas pour la liqueur, je serais déjà parti depuis bien longtemps. C’est dire à quel point je suis accro à cette boisson… Pas que je n’aime rien d’autre, tout ce qui peut me faire oublier mon passé est le bienvenu ! La petite rousse est toujours assise à côté de moi et je ne peux m’empêcher de lui jeter un œil occasionnellement. Je me demande ce qu’elle fiche dans un coin pareil. C’est pas le village le plus recommandable pour une femme dans son genre. Bien au contraire, c’est dangereux et inconscient. Alors, je ne suis pas dupe, je me doute bien qu’elle a de quoi se défendre. Peut-être même est elle une mage. Son sourire carnassier me laisse penser qu’elle n’est pas tout à fait humaine, mais la pièce est si mal éclairée que je ne suis pas certain. Peu importe…

Lui lançais-je avant de terminer mon verre d’une traite et de le poser nonchalamment sur le comptoir dégueulasse. Je me redresse et descends du tabouret sur lequel j’étais avachi. Huit verres, c’était peut-être un peu beaucoup, mais je tiens encore debout. Force d’habitude… Je me tourne vers cette personne bien trop flagrante, avec un sourire calculateur. Ma bourse de Kraken n’est clairement pas suffisamment remplie pour payer la tournée que je me suis enquillé. Si je joue bien mon jeu, il se pourrait que j’arrive à lui faire débourser ses pièces d’or à ma place. Seulement, mon cerveau fonctionne un peu au ralenti pour être tout à fait honnête. Ça risque donc d’être un peu compliqué. Enfin, qui n’essaie rien, n’a rien ! Je farfouille dans mes poches avant de soupirer. Si je ne sors aucune pièce, elle ne risque pas de mordre à l’hameçon, alors je sors un petit sac en cuir ravagé par le temps - un bon escroc divise ses ressources, en conséquence, j'en possède trois différentes, afin d’être paré aux multiples situations - et sort les trois Krakens d’or sur le comptoir d’un air dépité.

Je ne demande pas implicitement qu’elle m’offre quoi que ce soit, mais c’est un peu le message caché quand même. Si elle ne veut pas payer, il me faudra trouver un autre tocard pour me sortir d'affaires. Vu le nombre présent ce soir dans le bar, ce ne sera pas chose difficile.

Petit ? Je grince des dents lorsque cette nana se penche vers moi, alors qu’elle fait cinq centimètres de moins que moi. Elle semble bien apprécier se moquer des gens. En général, c’est moi qui ai tendance à rire des autres. Quand cela me concerne par contre, cela me met de mauvais poil. Je sais, c’est un peu hypocrite, bla bla blaa. Toujours est-il qu’elle me casse sévèrement les pieds et les couilles. Si elle croit que je vais m’apitoyer sur mon sort, car j’ai pas de fric, elle se trompe haut et fort. J’ai passé ma vie entière en tant que vagabond sans le sous. Qu’elle ne veuille pas me payer mon verre, je m’en fiche un peu, c’était juste une tentative. Qui n’essaie rien n’a rien. Elle pense faire marchandage avec moi, mais j’ai bien d’autres façons de me débrouiller ma chère. Je suis assez éméché à cause des huit verres que je me suis enquillé, mais il m’en faut bien plus pour perdre mes moyens. La vie ne m’a que rarement sourit et l’alcool a bien souvent été mon seul moyen d’oublier ma misère. Un compagnon infaillible, mais coûteux pour mon portefeuille vide.

Je lui offre un sourire narquois et fais mine de tituber contre un des mecs bourré à la table derrière moi. Un grand baraqué, moustachu et puant la transpiration et l’alcool à plein nez. Juste ce qu’il me fallait. Je lui tapote maladroitement l’épaule avant de m’affaler contre lui en riant de ma connerie. Le type est complètement dans les vapes et se met à rire avec moi sans comprendre pourquoi. Parfait… Je glisse ma main dans l’une de ses poches et en sort furtivement une petite bourse sans qu’il ne le remarque. Il faut dire qu’il est bien trop occupé à se bidonner pour se rendre compte de la supercherie. C’est tellement simple avec les gens bourrés… C’est même plus un challenge que de leur soustraire quelques pièces. Je me soucie peu de l’impression que je donne en ce moment précis, ce qui compte, c’est que j’y gagne des Krakens et une série de boissons gratuite. Que demander de plus ? Hein ? Je m’excuse d’une voix chantante auprès du type avant de me redresser “maladroitement” avant de revenir en titubant au bar et de plaquer les Krakens nécessaires à ma beuverie. J’ai même l’audace de payer un verre supplémentaire à cette femme au sourire insupportable.

Ne me demandez pas pourquoi, je ne le saurais jamais moi non plus. Car tout chez elle me hérisse le poil. Bref… Parfois, il ne faut pas chercher à comprendre. Je redresse ma capuche sur ma tête en lui adressant un sourire vainqueur avant de sortir du bar d’une démarche feutrée et assurée. Cela contraste terriblement avec mon attitude chancelante d’il y a quelques minutes, mais peu me chaut. De toute façon, je ne reviendrai probablement jamais dans cet endroit.

La pluie m'accueille en sortant de l’établissement pourrave. Je lève le visage au ciel et ferme les yeux pour profiter des gouttes d’eau sur mon visage pâle. Je me demande bien où je vais me rendre à présent… Je pousse un long soupir en me mettant en marche. La première chose à faire, c’est quitter les abords de la capitale. Le “comment” n’est pas important. Au plus je reste dans cet endroit, au plus j’ai de risque de croiser des personnes qui se ferait une joie de me mettre la main dessus. Je retrousse la lèvre à l’idée de me faire attraper et rabaisse un peu plus ma capuche pour cacher les traits de mon visage. Je m’engouffre dans les ruelles, en quête d’un moyen de partir d’ici au plus vite.